Interview de Sophie Eberhardt, directrice du City Design Lab

Découvrez dans cette interview le parcours de Sophie Eberhardt, directrice du City Design Lab de l'école, qui vise à développer la recherche, l'expérimentation et les pratiques professionnelles en faveur de la régénération des villes et des territoires.

Quel a été votre parcours avant d’intégrer L’École de design Nantes Atlantique ?

Je suis enseignante-chercheuse. Mon parcours professionnel est plutôt atypique, pluridisciplinaire et international. La thèse que j’ai soutenue en urbanisme et aménagement n’était pas du tout « le plan à l’origine !” En thèse Cifre auprès de l’Eurométropole de Strasbourg, de l’Université Jean Moulin Lyon 3 et de l’Université de Strasbourg, sous la direction de Bernard Gauthiez, professeur des Universités et architecte-urbaniste et Alexandre Kostka, professeur des Universités et historien des cultures, j’ai travaillé sur la valorisation du quartier de la Neustadt de Strasbourg.

Je me suis orientée vers ce qui fait les villes et les territoires, après des études en histoire de l’architecture et de l’urbanisme à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, un master en gestion du patrimoine mondial à l’University College Dublin (Irlande), un master en plurilinguisme européen et interculturalités à l’Université de Strasbourg, de premières expériences professionnelles en tant que chargée d’études en patrimoine (notamment au ministère de la Culture) et coordinatrice éditoriale à Paris et en Irlande.

Sophie EberhardtPortrait de Sophie Eberhardt, directrice du City Design Lab de L’École de design Nantes Atlantique © Jean-Charles Queffélec

Comment s’est passée cette thèse ?

C’était une expérience incroyable. Il s’agissait d’effectuer des  recherches sur ce quartier moderne conçu à Strasbourg à partir de la fin du XIXe s., qui avait été le premier à permettre l’accès à  l’eau et le gaz à tous les étages aux habitants des immeubles construits pendant cette période. À l’époque, seules certaines capitales européennes offraient ce niveau de confort dans les logements. La Neustadt correspond au quartier élevé lorsque Strasbourg devint la capitale du Reichsland d’Alsace-Moselle de l’Empire allemand (1871-1918).

Triplant la surface de la ville, il hissait Strasbourg au rang de référence européenne en matière d’architecture et d’urbanisme. C’est autour de la construction du regard patrimonial de ce quartier que mes travaux de thèse se sont articulés. Il s’agissait de voir pourquoi et comment ce quartier, malgré son caractère représentatif, a été rejeté au XXe siècle, puis est devenu intéressant à partir des années 2000. Je questionnais aussi la façon dont la population se l’est approprié.

J’ai soutenu ma thèse en 2015. Tout ce processus a ressemblé à une course effrénée ! En effet, la recherche servait des ambitions sociales et politiques, car la Ville souhaitait inscrire cet ensemble urbain sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco. Il fallait remettre le dossier dans un temps extrêmement court. Les attentes étaient immenses. Le dossier a finalement été remis dans les temps et évalué par des experts. En 2017, victoire ! La Neustadt a été officiellement reconnue en tant que Patrimoine mondial de l’Unesco.

Quartier de la Neustadt (immeubles de la rue de l'Observatoire, Strasbourg)Quartier de la Neustadt (immeubles de la rue de l'Observatoire, Strasbourg) / Crédits : Luc Boegly
L’avenue de la Paix, perspective sur la cathédrale dans le quartier de la Neustadt de Strasbourg © Luc BoeglyL’avenue de la Paix, perspective sur la cathédrale dans le quartier de la Neustadt de Strasbourg © Luc Boegly
L’avenue de la Paix, perspective sur la cathédrale dans le quartier de la Neustadt de Strasbourg © Luc BoeglyL’avenue de la Paix, perspective sur la cathédrale dans le quartier de la Neustadt de Strasbourg © Luc Boegly

Quelle a été la suite pour vous avant d’intégrer L’École de design Nantes Atlantique ?

J’ai voyagé et ai vécu à Prague où j’ai travaillé avec des chercheurs, des enseignants, des ingénieurs et des architectes pour l’Université polytechnique tchèque et à l’Architectural Institute. J’ai également occupé un poste d’attaché temporaire d'enseignement et de recherche (Ater) à Sciences Po Strasbourg. Des postes souvent occupés de manière concomitante, car la recherche est précaire…

L’autre chapitre qui a joué un rôle déterminant, probablement le plus crucial dans mon parcours tant il a forgé mes regards sur le monde, mes savoir-faire et mes savoir-être, a été mon expérience au Lépac : le Laboratoire d’études prospectives et d’analyses cartographiques. Ce laboratoire de recherche privé a été créé par Virginie Raisson-Victor, géopolitologue et prospectiviste et Jean-Christophe Victor, géographe, ethnologue et chercheur. C’est eux qui ont créé, dans les années 1990, la fameuse émission “Le Dessous des cartes diffusée sur Arte.

Arte - Le dessous des cartes : villes jamais sans ma voiture.

Le Lépac porte une approche et des valeurs qui me correspondent totalement. J’y ai travaillé durant 4 ans sur des sujets liés aux villes et aux territoires. J’ai contribué à l’émission ainsi qu’à différentes recherches et études pour des partenaires privés et publics jusqu’à la fin du Lépac en 2022.

Ensuite, j’ai été enseignante-chercheuse en urbanisme, en aménagement du territoire et en histoire de l’architecture et de l’urbanisme à l’École supérieure des professions immobilières (Espi). Néanmoins, quand j’ai vu le poste de directrice du City Design Lab à l’école, j’ai pensé qu’il y avait de belles choses à faire ! 

« Les enjeux de la transition écologique et sociale sont transverses à toutes nos pratiques design. »

Pourquoi vous intéressez-vous au design et aux villes du futur ?

Ce que je préfère dans le design ?  Il permet de traiter des enjeux des villes et des territoires à différentes échelles et ça, c’est fabuleux ! Je n’ai jamais fait l’expérience d’une discipline aussi ouverte à tous ces possibles-là. On s’intéresse autant à de petites échelles, avec le design produit par exemple, qu’à de très grandes échelles, avec du design d’espace, de projets urbains et/ou de services.

En travaillant au Lépac, j’avais déjà été familiarisée avec le design systémique, mais je n’en avais pas pris conscience. Là-bas nous abordions déjà la complexité des enjeux traités. J’avais aussi intégré la dimension de design fiction (prospective) que l’on retrouve ici, à L’École de design Nantes Atlantique.

Les enjeux de la transition écologique et sociale sont transverses à toutes nos pratiques design.

C’est maintenant que je réalise à quel point il existe de forts liens entre mes objectifs, mes expériences passées et l’approche design. Le design systémique et le design fiction nous interrogent de la même manière : comment se projeter dans des récits ou dans de nouveaux imaginaires ?

Il y a aussi la dimension du “FAIRE” qui est fantastique dans le design : l’expérimentation avec des partenaires, des entreprises privées, des instituts, etc. C’est fascinant. En urbanisme, nous sommes sur le terrain, mais finalement nous avons une approche moins incrémentale qu’en design. Cela représente une grande opportunité.

Sophie Eberhardt, directrice du City Design LabConférence France Design Week chez Sensipode, Nantes, septembre 2023 © Jean-Charles Queffélec

Quel est le rôle du City Design Lab ?

Le City Design Lab forme des acteurs-chercheurs du design aux enjeux des territoires et des villes. On permet aux étudiants de développer des connaissances et des compétences très transverses, aussi bien professionnelles, axées sur les savoir-faire, que sur l’ouverture d’esprit et l’acculturation à des questions complexes.

Nous confortons le socle fondamental de compétences existant autour des missions de : 

  • designer produit ;
  • designer d’espace ; 
  • designer de transports ;
  • designer de services ;
  • designer en politique publique.

Au City Design Lab, on forme des acteurs-chercheurs.

L’enjeu pour un Lab, c’est aussi de questionner des pratiques et des champs du design, mais de manière plus exploratoire. Par exemple, comment questionner les pratiques de demain ? 

« Aujourd’hui le designer et tous les acteurs de la fabrique du territoire sont pris en étau entre l’urgence des enjeux climatiques et sociaux et le temps long de la création de nouveaux espaces urbains. »

À ce titre-là, nous travaillons sur le design de projets urbains et territoriaux en nous inspirant d’initiatives en cours, notamment sur la ZAC Pirmil-les-Islesà Nantes. La ville a innové, car elle a permis aux constructeurs de rencontrer les promoteurs immobiliers avant même la publication de l’appel à consultation.

L’enjeu de ce projet ? Réduire l’empreinte carbone et les ressources mobilisées pour la conception et construction de ce quartier. Cette approche et d’autres, en particulier autour des enjeux des transformations des villes existantes, ont été les points de départ de nos questions de recherche. Le designer a un rôle stratégique à jouer dans le processus de fabrique de la ville, à cet endroit-là et ailleurs. C’est la vocation du City Design Lab : permettre au designer, au-delà de sa mission de design produit ou design d’espace, de jouer un autre rôle dans la régénération de la cité.

Aujourd’hui le designer et tous les acteurs de la fabrique du territoire sont pris en étau entre l’urgence des enjeux climatiques et sociaux et le temps long de la création de nouveaux espaces urbains. Parfois, il faut attendre une génération pour que de nouveaux lieux soient constitués ou remaniés. 

Quelles méthodologies et quels outils utilisez-vous au City Design Lab ?

Nous axons notre travail autour de 4 méthodes : 

  1. le design systémique ;
  2. le design fiction ;
  3. le design circulaire ; 
  4. le design régénératif.

Nous souhaitons développer davantage le design régénératif. La régénération est un terme qui a émergé dans les années 1980 et qui a ressurgi récemment. Il est de plus en plus utilisé par les acteurs de la fabrique des villes et des territoires. L’idée est de contribuer à faire atterrir ce concept et cette méthodologie en partant de ce postulat de base : mieux faire fonctionner les services pour la société, mais aussi les services pour et par la nature.

Les étudiants du City Design Lab au Low-Tech Lab, Concarneau © Paul Blanc-NourrisseauLes étudiants du City Design Lab au Low-Tech Lab, Concarneau © Paul Blanc-Nourrisseau

« Le design systémique et le low Tech sont des thématiques fortes du City Design Lab. »

Lors de ma prise de poste, je suis allée à l’École Centrale de Nantes où se déroulait le Forum Low Tech. Par la suite, nos étudiants ont pu travailler sur un projet, en concertation avec les jeunes ingénieurs de Centrale. C’était une première pour les étudiants du City Design Lab qui a vraiment plu à tous !

Le projet développé sur la base We Explore à Concarneau, soutenu par le fonds de dotation créé par Roland Jourdain et Sophie Vercelletto, permet de réfléchir au catamaran de demain.

Le design régénératif et la low tech sont des thématiques fortes du City Design Lab.

Nous avons questionné la base et les enjeux territoriaux sous-jacents du projet. À l’aide de gigamap, les étudiants et l’enseignant encadrant Julien Dupont ont creusé différentes  thématiques, notamment celles liées aux mobilités et au  numérique.

Au sein du lab, nous ne pouvons pas fonctionner en silo : la pédagogie, la recherche et l’innovation ne peuvent exister seules. Ces trois dimensions sont reliées entre elles lors de projets effectués en collaboration avec d’autres partenaires.

low tech cityVisite de la Ressourcerie culturelle de Montaigu-Vendée avec les étudiants du City Design Lab © Jean-Charles Queffélec

« Nos projets servent aussi à renforcer le positionnement des jeunes designers afin qu’ils se forgent une vision axée sur la transition économique et sociale de notre société. »

Quels sont les grands chantiers 2024 du City Design Lab ?

Nous menons des projets avec de grands constructeurs automobiles, tels que Stellantis ou Toyota. Nos projets sont centrés sur le Planet Centric Design grâce à la dimension systémique du design (voir l’interview de Jean-Luc Brassard à propos du design durable). Pour Toyota, nous travaillons sur un nouveau modèle de voiture inclusive. Pour ce projet, nous nous associons aussi aux autres labs : Digital Design Lab et Media Design Lab.

Nos projets peuvent donner lieu à des publications académiques ou à des  innovations au sein des entreprises. Nos projets servent aussi à renforcer le positionnement des jeunes designers afin qu’ils se forgent une vision axée sur la transition économique et sociale de notre société.

Nous portons des projets très variés : un projet européen porte sur le design systémique en lien avec l’Université de Berlin HTW et Oslo Met. Celui-ci se fait en collaboration avec le Food Design Lab et Le Studio France.

city design lab

D’autres projets portent sur l’intégration d’éléments de réemploi dans une logique circulaire.

À un niveau beaucoup plus local, nous avons exploré le renouvellement des services de La Poste dans la commune de Plessé (44). C’est très important pour nous de ne pas travailler qu’au service des métropoles. Comment peut-on aussi contribuer à la réflexion de communes rurales ou périurbaines ? Cela pose des questions de mobilité et d’appropriation du quotidien. Nos étudiants travaillent sur l’optimisation de cet espace pour les habitants et sur la façon dont les services écosystémiques peuvent se déployer sur l’esplanade attenante à La Poste (sols, végétaux, arbres, etc.)

Nous préfigurons également un programme de recherche sur le design régénératif, intitulé, pour l’instant : Villes et territoires 5D. Les 3 premières dimensions concernent l’espace, la 4e dimension inclut le temps et la 5e dimension englobe le design.

Globalement, pour nous, l’enjeu c’est que les étudiants aient les bons outils et méthodes pour effectuer des enquêtes terrain solides, restituer un contexte précis et cultiver un regard critique.

La recherche, la pédagogie et l’innovation ne se font pas sans regard critique et sans un positionnement que l’on travaille tout au long du cursus de l’étudiant.

Pour finir, j’ouvrirai volontiers la réflexion par une citation de Paul Valéry : « L’espace est un corps imaginaire comme le temps un mouvement fictif » (Analecta, 1935) qui nous invite à considérer nos liens aux temps, aux espaces et à nos imaginaires. Une démarche salutaire dans le contexte actuel.

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Ecrit le 25.03.24

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